Lorraine Svorayi

Comment faire survivre les images que je crée dans le flux de contenu déjà présent ? C’est la question qui m’a principalement occupée et finalement poussée à chercher des alternatives, dans une volonté de « dépolluer » la sphère collective du regard. Par une sorte d’économie et d’écologie de l’image, questions éminentes dans une époque de surproduction et de surconsommation, et que pense Peter Szendy dans son livre Le supermarché du visible (2017), je me suis donnée des impératifs : toujours réemployer des images existantes, particulièrement des images populaires, ordinaires, « pauvres », et essayer de les sauver. Je pars à leur recherche, qu’elles soient noyées dans les innombrables clichés de la galerie de mon téléphone, ou qu’elles soient des « objets trouvés » qu’on ne regarde plus, d’une esthétique surannée qui n’a pas survécu à l’ère d’Internet.

Mes premières expérimentations de différentes techniques d’appropriation, comme le collage, le détournement et le found-footage m’ont amenée à ces questionnements. Ces expérimentations, d’abord une manière de réinvoquer les éléments d’une culture populaire évoluant très vite, ont aussi été un aperçu de la quantité d’images à réemployer et m’ont amenée à m’interroger sur la place de la création et de l’invention.

« Le monde est rempli d’objets plus ou moins intéressants ; je n’ai pas envie d’en ajouter davantage. Je préfère simplement constater l’existence des choses en termes de temps et de lieux. »

Douglas Huebler

C’est avec la sanctification du personnage de roman-photo Nathalie que j’ai commencé cette quête de l’image oubliée. La transformation de Nathalie en icône m’a inspirée dans la recherche d’autres images portant ce qui m’est apparu comme une « tension mystique » entre des éléments iconographiques cachés dans des images ordinaires. Ce contraste d’éléments prend sa source dans la lecture de théories postmodernes, notamment celles de Jean-françois Lyotard évoquant la « fin des grands récits » comme le Christianisme. En mélangeant les grands récits bibliques et les formes populaires, j’opère une exploration des formes de représentation collectives et vernaculaires et de la manière dont elles s’entremêlent.

A l’occasion d’une entrevue pour l’exposition Le Supermarché des Images, Martin Le Chevallier parle des artistes comme des « arrêteurs de flux », qui s’attardent sur une image parmi des milliers. Comme cette figure de l’arrêteur, que je mets en œuvre par des médiums lents, fastidieux, anti- modernes, le passage du temps sur une image est la manière que je choisis pour lui redonner vie. Je considère que celle-ci n’aura jamais été autant regardée que pendant ces mois d’observation pour la reproduire. Par le traitement photo-réaliste par exemple, la peinture, presque identique à la photo, vient la « fixer », empêchant sa noyade dans un nombre infini d’images. C’est comme une manière d’insuffler de nouveau de l’aura à une photographie qui devient peinture, processus inverse à l’histoire de l’art qui a vu les portraits de rois se changer en photomatons. Je cherche à opérer un sauvetage des images, tout en étant consciente de l’absurdité de cette mission, entre la lenteur de mon procédé et les milliards d’images existantes.

Cette mission est comme une fiction existant dans le micro-univers de Santa Nathalie, accompagnant tous les autres micro-récits que je développe dans mon travail. Je me penche sur des « petits récits » d’existences oubliées et anonymes, de femmes surtout, comme les figures que travaille Nina Childress. Son alternance entre une version photoréaliste et une version « bad » de sa peinture m’a conduite vers la pensée des bad painters, qui embrassent leur médium dans le but de s’en dégager. Je souhaite aller à l’encontre de l’invention d’une image géniale, pour plutôt donner à voir des images ordinaires, mais qui sont d’une certaine manière rassurantes : il semble qu’elles soient éclipsées par d’autres images à la surexposition spectaculaire, comme les lumières aveuglant les lucioles de Didi-Huberman.

Peu importe le médium, je cherche à n’être qu’une « intermédiaire » qui choisit une image, à la manière dont Gerhard Richter travaille avec son Atlas, et je m’efface alors derrière elle afin de la révéler et tenter de transmettre la fascination qui s’était opérée.

DNA 2020